27 Novembre 1942 - sabordage à
Toulon de la flotte Française
Novembre 1942 - sabordage à Toulon de la flotte
française par Jean-Marie Guillon - Université
de Provence
Le débarquement anglo-saxon du 8 novembre
1942 en Afrique du Nord a offert le prétexte
rêvé à l'invasion de la zone non
occupée, le " royaume du Maréchal
". Celui-ci est aussi celui de la Marine nationale
et ce royaume dans le royaume a pour capitale Toulon.
La Marine est l'un des piliers du régime de Vichy.
Son chef, l'amiral Darlan, a dirigé son gouvernement
pendant plus d'un an, du début de 1941 à
avril 1942. C'est sous son autorité que la "
Révolution nationale " a pris une forme
étatique, policière, teintée de
fascisme, s'éloignant des rêveries cléricales
et réactionnaires de l'entourage Pétain.
C'est sous sa responsabilité que la collaboration
a été poussée le plus loin sur
le plan militaire. Depuis, avec le retour de Pierre
Laval au pouvoir, la première a été
pratiquement abandonnée, l'autre ne se pare plus
de considérations stratégiques, mais ne
relève plus que d'un cynisme qui broie le pays
dans l'engrenage de la guerre nazie. Darlan a changé
son fusil d'épaule, il est à Alger au
chevet de son fils, disponible et prêt à
marchander son soutien aux Américains.
Toulon, c'est la flotte de Méditerranée,
la seule force militaire qui reste sous le contrôle
de Vichy. C'est, avec l'Empire colonial (mais les deux
sont liés), l'un des seuls atouts du régime.
L'invasion de la zone sud le 11 novembre remet en question
l'équilibre né de l'armistice, bien combiné
par Hitler pour qui Vichy devait servir avant toute
chose à neutraliser la France à moindre
coût. La situation a changé. Hitler entend
mettre la main sur la flotte de Toulon. Son allié,
Mussolini, plus encore à qui elle est promise.
Pour Hitler, l'important est qu'elle ne puisse gagner
l'Afrique du Nord ou tomber aux mains des Alliés.
Pour Vichy et les chefs de la Marine, qui n'ont d'existence
que par elle, il ne faut surtout pas qu'elle passe en
d'autres mains.
La partie de poker menteur commence le 11 avec les
négociations qui s'ouvrent entre les Allemands
et les amiraux toulonnais qui représentent le
gouvernement. L'accord est aisément trouvé
: les Allemands et les Italiens délèguent
la défense de la " place forte " à
la Marine qui s'engage à n'entreprendre aucune
action contre l'Axe et à défendre le port
contre les Anglo-saxons et les " Français
ennemis du gouvernement du Maréchal " (ordre
du jour n° 201 de l'amiral Marquis, daté
du 12 novembre). Toulon reste donc libre d'occupation,
la flotte reste sous souveraineté française.
Cette fiction à laquelle presque personne n'adhère
va durer du 12 au 26 novembre. Pendant ces quelques
jours, Toulon et ses alentours (entre Sanary et Hyères)
- ce que l'on appelle sans ironie " le camp retranché
" - sont les seules parcelles de territoire métropolitain
restées non occupées.
La grande illusion de l'opération, celle à
laquelle Vichy et les chefs de la Marine de Toulon croient
ou font semblant de croire (peu importe, ce qui importe,
c'est la réalité des choses), c'est que
l'ennemi est devant eux, qu'il ne peut venir que de
la mer, qu'il ne peut être que l'Anglais ou ses
complices, les Américains ou les Français
libres de de Gaulle. L'accord entre les Allemands et
les amiraux toulonnais est un accord de collaboration
militaire défensive : Toulon est " libre
", mais doit concourir à la défense
du littoral contre l'invasion qui désormais peut
venir d'Afrique du Nord. La plupart des Provençaux
et la majorité des Toulonnais souhaitent la venue
des Anglo-saxons. L'opinion ne se fait aucune illusion
sur le sort de Toulon. Elle a été déçue
de voir la flotte rester à quai. Des matelots
ont manifesté leur mécontentement sur
quelques bâtiments. Certains officiers, plus dans
l'armée que dans la marine, et certains fonctionnaires,
fidèles au régime jusqu'ici et persuadés
du double jeu de Pétain, mettant sur le compte
de la pression allemande ses orientations intérieures
et extérieures, éb****s cependant par
le retour de Laval au pouvoir, sont entrés en
rupture d'allégeance. Pour y parer, les amiraux
responsables, de Laborde et Marquis, font prêter
serment d'obéissance à leurs subordonnés.
Seuls parmi les officiers supérieurs, le colonel
Humbert, commandant la 1/2 Brigade de chasseurs alpins
d'Hyères et le capitaine de vaisseau Pothuau
s'y refusent.
L'amiral de Laborde est le commandant des Forces
de haute mer, autrement dit de la flotte de combat.
Sa rivalité notoire avec le très opportuniste
amiral Darlan ne l'a jamais empêché de
se montrer plein de zèle pour Vichy et même
d'en rajouter en matière de collaboration avec
l'ennemi puisqu'il a été le promoteur
auprès d'eux d'un projet de reconquête
du Tchad. L'amiral Marquis est le préfet maritime,
gouverneur du camp retranché. Plus terne que
le précédent, mais tout aussi imbu de
son pouvoir, il entend nettoyer une ville corrompue
à ses yeux et y faire enfin régner l'
" ordre nouveau ". Cet intermède de
quelques jours est celui des rafles, des contrôles
de police, des expulsions d'individus jugés "
indésirables " pour les motifs les plus
divers, des fermetures de bistrots accusés de
démoraliser le marin et dont les patrons sont
menacés d'être fusillés ... C'est
le temps de ce que les Toulonnais appellent, par ironie,
le " marquisat ", dictature dérisoire,
ridicule, significative des choix idéologiques
de ces élites traditionnelles qui ont pris, en
juin - juillet 1940, leur revanche sur la République
honnie.
Marquis et de Laborde, la cohorte d'officiers qui
les assistent et le gouvernement qui les couvre entendent
en remontrer en matière de coopération
avec l'ennemi, il faut désarmer sa méfiance,
empêcher par le zèle le risque d'une occupation.
En fait, leur principale crainte vient de l'Italien.
Vainqueur illégitime, porteur de tous les stéréotypes
dévalorisants (il est le fourbe par excellence),
on s'en méfie et, contre ses appétits,
Vichy et les amiraux jouent au départ, dans la
négociation, la carte allemande. L'Allemand est
celui que l'on veut convaincre et avec lequel on tient
à s'accorder contre l'ennemi principal qui est
de toute manière l'Anglais. La seule défense
sera donc dirigée vers la mer. Il n'y en aura
aucune du côté de la terre et seuls quelques
gendarmes du côté d'Ollioules et La Valette
montent une veille relative. Depuis le 7 novembre, date
à laquelle le convoi qui va débarquer
le lendemain en Algérie a été repéré,
le dispositif de défense est tourné de
ce côté. Mais ce choix n'est pas neuf,
il correspond au plan de défense du camp retranché
élaboré en octobre 1940, remanié
en août 1942 depuis les attaques entreprises par
les Alliés sur Saint-Nazaire et Dieppe. La menace
qu'il envisage et dont il entend se prémunir
est une action couplant une tentative de débarquement
et un mouvement insurrectionnel en ville mené
par l' " ennemi intérieur " (la Résistance).
Toutes les mesures prises correspondent à ce
schéma et la dernière retouche aux instructions,
le 22 novembre, n'y change rien. La fidélité
aux accords conclus avec les Allemands le 11 novembre
au soir s'inscrit complètement dans ce schéma.
Les instructions prévoient - évidemment
- le sabordage. La moindre des choses est de ne pas
laisser aux mains des ennemies les installations militaires
(les batteries) et les navires. Mais, dans le contexte
du moment, ces instructions valent d'abord pour une
attaque venue de la mer. Elles sont dirigées
contre les Anglo-saxons ou les Français libres.
Elles ne sont pas prévues spécifiquement
dans la perspective d'un coup de main des forces de
l'Axe. L'amiral Abrial, à peine nommé
secrétaire d'Étatà la Marine, vient
aussitôt à Toulon confirmer les instructions
de sabordage (sans chavirement), en même temps
que les dispositions prises contre toute attaque venant
de la mer et "en liaison avec les troupes de l'
Axe". Depuis le 12, la moindre des menaces venues
du ciel ou de la mer donne lieu à branle-bas
de combat, tirs de D.C.A., patrouilles et grenadage,
mise en alerte des bataillons chargés d'intervenir
sur les plages pour repousser l'envahisseur...
Hitler attend le moment de saisir la flotte, il serre
peu à peu le cou de l'enclave de Toulon. Les
Italiens sont arrivés sur le Gapeau, les Panzers
et les S.S. sont à Bandol. Les unités
françaises de l'Armée de terre, rassemblées
dans le port pour renforcer ses défenses doivent
en repartir à peine arrivées, elles ne
cachaient pas leurs sentiments d'hostilité à
l'envahisseur, au véritable envahisseur. Depuis
le 19, l'opération Lila - la prise de la flotte
- est programmée.
Pourtant, au fil de ces quelques jours de novembre,
les responsables du camp retranché de Toulon
s'enferment dans leurs certitudes. Leur anglophobie,
leur loyalisme à l'égard de Vichy, leur
honneur (ils ont prêté serment), les initiatives
prises jusqu'ici les rendent insoupçonnables
de duplicité. Les équipages ne sont plus
consignés à bord et de Laborde a autorisé
l'encadrement marié à coucher à
terre. En revanche, des forces de police (GMR) et les
hommes de Darnand - le Service d'ordre légionnaire
(SOL) - ont été requis pour garder les
établissements susceptibles d'être pris
pour objectif par les résistants.
Les protagonistes de la guerre ont les yeux fixés
sur Toulon. Américains, Anglais et Soviétiques
s'inquiètent du sort la flotte. De Gaulle et
Auboyneau des Forces françaises navales libres
l'ont appelée, à plusieurs reprises, à
appareiller, mais l'influence des gaullistes sur la
marine restée en métropole est quasi nulle.
Darlan y est allé, lui aussi, de ses appels au
ralliement, invitant les navires à se rendre
à Alger. Il a plus d'impact que de Gaulle et
c'est vers lui que les équipages et les officiers
non résignés se tournent plutôt.
On sait que le 27 novembre, trois des cinq sous-marins
qui parviennent à quitter la rade de Toulon et
à échapper ainsi à la destruction
le rejoindront en Algérie. Mais deux s'y refuseront
encore et préférerons pour l'un se saborder
en rade et pour l'autre gagner l'Espagne pour y être
neutralisé.
Dans la nuit du 26 au 27 novembre, le poste de gendarmerie
d'Ollioules donne l'alerte. Dans les états-majors,
la surprise est totale, mais le coup de main allemand
ne parvient pas à empêcher le sabordage
de l'essentiel des unités. Celui-ci, in extremis,
a pu être mis en oeuvre. C'est en général
une réussite technique, parfois un exploit et
le courage de ceux qui l'ont mis en oeuvre ne peut être
contesté. Il y a quelques échanges de
coup de feu. On connaît le résultat : trois
cuirassés, sept croiseurs, quinze contre-torpilleurs,
douze sous-marins, etc., 85 bâtiments suicidés
au total dont les unités les plus modernes.
La flotte de Méditerranée est morte
et avec elle, le régime de Vichy. Ne subsiste
plus qu'un appendice, satellite de l'occupant, auquel
ne reste fidèle qu'un carré de convaincus,
soit collaborationnistes et engagés dans le combat
les armes à la main aux côtés de
nazis, soit pétainistes impénitents, maurrassiens
adeptes du " ni Londres, ni Berlin, la France seule
". C'est sur cette ligne que se tiendra jusqu'au
bout la marine restée à Toulon qui ne
sert plus qu'à garder les dépouilles que
Italiens et Allemands se partagent désormais.
Le sabordage de la flotte à Toulon est acte
d'impuissance, un constat de faillite. Ce n'est pas
un acte de résistance. C'est au contraire le
refus de la résistance qui a conduit au suicide.
Cette analyse est celle de de Gaulle et d'une grande
partie des hommes et des femmes engagés dans
la clandestinité pour qui la responsabilité
des chefs de la marine est écrasante.
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